Quand les 9 tonnes du Basta poussent au ralenti les plaques de glace à peine brisées, parfois elles s’écartent un peu frôlant la coque, souvent elles passent carrément en dessous de l’étrave, raclant la carène, stoppant net la course dans un choc violent. Mieux vaut ne pas descendre dans le bateau. Les coups contre la coque, les cognements secs ou les raclements interminables contre le polyester sont insupportables…
Dans le cockpit, on entend aussi, aux alentours, des flots étranges de « gling, gling» : les morceaux de glace s’entrechoquant entre eux, enfermés dans le tracé du canal.
En fermant les yeux, on imaginerait aisément une fée volant au-dessus du cours d’eau jetant au bateau de doux sorts à la baguette magique. Cependant, à ce moment, à bord du Basta, l’équipage affronte yeux grands ouverts la rude réalité de la haute Marne, des dérèglements climatiques ou du manque de budget de VNF (Voies Navigables de France).
Le marinier hollandais qui nous devance, transportant patiemment un chargement à destination d’Avignon, a la grogne, lui aussi. Non pas parce qu’il craint pour sa coque, la sienne étant en acier, mais parce qu’il s’y connaît en matière de navigation fluviale dans le grand froid : « Il n’est pas bien adapté votre brise-glace ! Il ne brise pas très large ! », lance-t-il à l’écluse de Choignes au personnel VNF qui le sait et n’y peut rien.
Pour pressentir le verdict du Hollandais, pas besoin de naviguer jusqu’à Amsterdam !
Il suffit d’observer depuis la berge le capitaine du dit brise-glace. Un gars du cru bien musclé, heureusement. Il manie une grande barre à roue avec une dextérité incroyable, dans un jeu de mains hollywoodien : à bâbord toute, à tribord toute, à bâbord toute, à tribord toute… comme un skipper pris dans une sorte de tempête caricaturale !
Mais on ne peut pas broyer de la glace avec un brise-glace, seulement la briser, encore moins quand celui-ci n’est qu’une lourde barge à fond plat, moins large qu’une péniche, même lancée par un puissant pousseur. Son vaillant capitaine est obligé de faire marche arrière à tout va pour briser la glace sur une zone plus large dans les endroits ou les quatre péniches « Fressinet » qui le suivent ne pourront même pas passer.
En ce samedi 29 décembre, c’est au rythme de 0,5 kilomètres par heure que ce convoi exceptionnel a atteint le port de Réclancourt (au Nord de Chaumont). Le Basta pris dans la glace y attendait impatiemment depuis deux semaines de s’enfiler dans le sillage tracé.
Pour ce faire, nous avions tendu contre l’étrave une bâche épaisse et solide. Elle était supposée amortir les chocs de la glace contre la peinture neuve, tout comme les quatre planches attachées par des bouts (par le haut au balcon, et par le bas, en faisant le tour sous la carène), plaquées de chaque côté au niveau de la ligne de flottaison.
Quel leurre que de vouloir transformer le Basta en brise-glace !
Au passage du convoi, il a fallu d’abord éloigner les icebergs décrochés de la plaque à l’aide d’une grande perche pour amortir la violence des premiers chocs.
Dans le sillage de la dernière péniche, celle du Hollandais, nous avançons donc au ralenti, évitant d’écouter les chocs depuis l’intérieur du bateau. Rapidement, cependant, la péniche nous sème. Le puzzle de glace brisé se reforme aussi vite derrière son sillage. Des blocs de glace de plus de 10 centimètres d’épaisseur, large de cinq mètres flottent à la surface du canal. La fée transforme sa symphonie en tintamarre de bris de glace semblable à celui que ferait un éléphant dans un magasin de cristal. Ça fait mal. Trop tard. Le Basta est parti. Il faut avancé.
A Choignes, nous demandons au Hollandais d’attendre le Basta à la sortie de l’écluse, afin de pouvoir profiter de son sillage. En théorie, ça devrait aller mieux, mais les icebergs sont de plus en plus gros et épais. Ils cognent contre la coque, d’autant que l’hélice de la péniche les met en mouvement, leur donnant de la puissance. La carapace de planche ne tient pas les coups : elle éclate. Et la bâche se déchire.
Le Basta a parcouru en une après-midi, 5 kilomètres quand le convoi passe la nuit à la queue leu leu dans un bief face à l’écluse suivante. Nous nous amarrons à des arbres pour la nuit mais la décision est ferme : pas la peine de continuer. Nous risquons la voie d’eau.
Basta est amarré au petit jour juste devant l’écluse de Chamarandes (Chaumont Sud) bout dehors presque collé au mur de pierre du pont, une amarre avant à la rampe d’un escalier de pierres glissant, une amarre arrière à un poteau enfoncé dans la berge boueuse taillé au couteau dans une des planches défoncées.
Ici, près du flux généré par le déversoir de l’écluse, la glace ne se forme pas. Le bateau flotte. Le paysage est plus champêtre, plus boisé. Les éclusiers acceptent de brancher notre rallonge électrique au 220 volt de l’écluse. Nous avons l’électricité à bord, donc un bon chauffage.
Passé le village de vieilles pierres de Chamarandes, l’école municipale et l’église, après avoir monté à pied une pente raide sur 500 mètres en poussant nos bicyclettes, nous arrivons sur le plateau de Chaumont. Le cyber-café est un peu plus loin. A la place de Leclerc, nous avons casino et Lidl à proximité, et un lavomatic. On est mieux ici que là-bas.
Pour attendre le dégel. La seule alternative.