Ivan Rios est mort. La radio l’a annoncé il y a quelques jours. Daniel en a eu le souffle coupé. Il m’a regardé et a dit : « Cécile, Ivan est mort ! ». Ivan Rios était un membre du bureau politique des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie. Nous avions rendez-vous avec lui dans le petit restaurant d’un hameau du fin fond de la jungle quand, en février 2002, le processus de paix en Colombie a subitement été interrompu par le gouvernement.
Les FARC bénéficiaient alors d’une enclave grande comme la Suisse, démilitarisée depuis le 7 novembre 1998 pour être transformée en laboratoire de paix accueillant des conciliabules. Cependant, le 20 février, à 21H19, le président de la République de Colombie, Andres Pastrana, donna une allocution télévisée exceptionnelle : « J’ai décidé de mettre fin à la zone démilitarisée [pour mener les dialogues de paix], à partir de minuit. J’ai donné tous les ordres nécessaires aux Armées pour reprendre cette zone [aux guérilleros], en ayant une attention toute particulière pour la population civile ».
Ce que venait d’annoncer le numéro un colombien était la guerre. Ainsi, les douze coups de minuit sonnèrent le début d’une vaste offensive aérienne visant l’enclave concédée aux rebelles. Baptisée « Thanatos », du nom du Dieu grec de la mort, l’opération militaire s’attaqua à 85 cibles stratégiques au cœur d’une zone habitée par 100.000 civils. On ne les avait ni évacués, ni même prévenus…
Notre vol intérieur fut annulé.
Les jours suivant, Ingrid Betancourt fut empêchée par les autorités de rejoindre par les airs la commune qui avait fait office de lieu d’accueil des pourparlers. C’était une commune administrée par un maire de son parti politique. Ingrid ressentit légitimement le devoir de s’y rendre envers et contre tout -par la route- pour être solidaire de ses électeurs sous les feux. Elle fut alors kidnappée par les FARC dans un de leur barrage.
Le lendemain de l’annonce de la mort d’Ivan Rios à la radio, le quotidien La Vanguardia a publié cette photo :
Je n’ai pu m’empêché de faire un rapprochement avec cette autre image devenue célèbre.
Politiquement correct ou pas, qu’importe, ce rapprochement n’est pas si impertinent : comme le Che, Ivan Rios a cru pouvoir imposer par la force ce qu’il entendait comme un projet de société idéal pour l’Homme, et il est mort de la trahison d’un de ses hommes appâté par une récompense en argent... l’un de ces Hommes.
Le photographe de l’AFP a –t-il perçu ce rapprochement ?
L’article de La Vanguardia précise :
Ivan Rios a été tué par son garde du corps. Celui-ci l’a flingué pendant son sommeil dans l’espoir de toucher la prime de deux millions d’euros promise par le gouvernement. Puis, il a coupé une main au cadavre pour l’amener à l’armée et ainsi prouver qu’il avait bien assassiné le bon guérillero. Le cadavre mutilé d’Ivan Rios a ensuite été déterré par l’armée colombienne sur les indications de son assassin.
La Vanguardia poursuit : des avocats se questionnent. La rançon promise pourra-t-elle être acquittée ? Le fait que l’Etat colombien paie deux millions d’euros pour récompenser un assassinat est-il légal ? constitutionnel ?
Durant les pourparlers de paix, Ivan Rios faisait un peu office d’attaché de presse dans la zone démilitarisée pour les négociations.
En 2001, Daniel avait traîné une bonne semaine à Los Pozos, le hameau isolé, lieu exact de la table des pourparlers. Il y séjournait dans une baraque en bois où une famille avait ouvert 4 chambres sommaires avec des moustiquaires. C’était en quelque sorte un gîte rural, version locale.
Durant cinq jours, Daniel resta le seul visiteur de ce patelin. Et pour cause, il ne s’y passait rien. C’était avant une grande réunion prévue avec des représentants de 22 pays « facilitateurs » de paix. C’est seulement à l’approche du rendez-vous qu’étaient arrivées en bus des familles de kidnappés. Après un voyage éprouvant, elles s’étaient installées dans la même « pension ». Les journalistes, eux, viendraient les jours suivants en avion et dormiraient à la ville voisine dans des hôtels.
A Los Pozos, se dressaient des bâtiments réservés aux Farc.
Ivan Rios y avait un bureau. Il y recevait surtout les doléances des habitants. Ivan Rios dormait dans un campement à quelques kilomètres dans la forêt et faisait tous les jours le trajet jusqu'à Los Pozos. Il déjeunait quotidiennement dans un petit restaurant que Daniel avait repéré.
Daniel y mangeait à une table. Ivan à une autre. C’est ainsi que leurs conversations ont commencé en fin de repas un beau jour. Ils discutèrent sur des images diffusées à la télé, puis, le lendemain, Ivan l’invita à boire un café dans son bureau.
Daniel qui était là un peu par hasard pour faire des photos des Farc y apprit alors qu’il y avait dans les jours suivants la grande réunion [Ivan Rios dû comprendre ce jour-là que ce drôle de journaliste fauché et mal informé n’était pas tout à fait comme les autres].
Daniel et Ivan « sympathisèrent ». L’un tentant d’apparaître comme un journaliste de gauche sans trop faire d’efforts. L’autre n’étant pas trop dupe, tentant d’apparaître comme un jeune guérillero intello et idéaliste, sans trop faire d’efforts non plus, laissant le journaliste pas trop dupe non plus. Bref, ils étaient sur la même longueur d’onde. Le courant passait.
Durant ce séjour, Daniel réussit à interviewer Joaquim Gomez, un leader des FARC. A l’époque, cette guérilla n’étant pas très en vogue, l’interview était sortie dans Croissance, une revue intelligente mais peu lue qui coula peu de temps après.
Anecdote, un soir, dans le fameux resto :
Daniel repère l’un des chefs des FARC en compagnie de sa femme et de sa fille, à une table. Il attend la fin du repas, se présente et demande l’autorisation de tirer un portait de famille. Le chef réplique : « Une photo de moi oui, mais pas de ma femme, ni de ma fille ! » Puis, le guérillero se lève et s’en va.
Mais Daniel voit par terre, sous sa chaise, une grosse liasse de billets. Visiblement, cette belle petite somme est tombée de sa poche. Lui qui, comme d’habitude, voyage avec très peu de fric, hésite, mais pas trop : « Là, faut pas rigoler ! ».
Il court donc après le guérillero « Eh, viens, viens ! », lance-t-il, à ce chef étonné qu’un journaliste lui parle ainsi. L’homme revient sur ses pas, découvre la liasse et remercie Daniel chaleureusement. Voilà le photographe dans les papiers des Farc…
Par la suite, Daniel prendra tous ses repas ou ses cafés avec Ivan Rios. Ils commenteront la télé, discuteront politique, rigoleront, puis, échangeront pendant un an des emails. C’est grâce à ces contacts que nous avons convaincu un grand hebdo féminin de financer notre reportage sur les femmes dans la guérilla en février 2002.
Le 20, la guerre éclate. Puis Ingrid est kidnappée. La presse française ne porte plus le même regard sur le conflit colombien.
Malgré les conditions, nous séjournons tout de même quinze jours dans un campement clandestin de la guérilla.
Le magazine féminin qui avait aimé les portraits de guérilleras de Daniel prises à Los Pozos considérées « glamour », et qui nous avait envoyé pour cette raison continuer ce sujet, ne voulait plus voir que des images de guérilleras aux regards féroces, aux dents serrées, sans maquillage…