Quand Daniel s’est arrêté dans ce petit bar de Syracuse, c’est peut-être parce qu’il a été attiré par les photos accrochées au mur : des images en noir et blanc de Scianna, un fameux photographe sicilien de l’agence Magnum.
Bien vite, plus qu’amateur de photos, A., le barman et patron du lieu, s’est avéré féru de ciné, d’histoire, de politique et aussi – heureusement pour nous – francophone et francophile.
C’est ainsi que A. nous a assisté activement dans une longue enquête sur les services publics postaux dès notre arrivée en Sicile : « C’est du Simenon ! », disait-il. Nous n’avions pas reçu un colis envoyé depuis la France en Chronopost à 55 euros le port, contenant nos deux nouvelles Cartes bleues suite à l’expiration en même temps des deux anciennes… (La poste, le saviez-vous, soustraite pour ce service la boite de courses internationales TNT… Mais nul ne peut expliquer, même pas A. après son enquête, pourquoi le colis en question est arrivé au dépôt d’UPS… Entre temps nous avions fait opposition… Vive l’ersatz de service public restant !)
Ces jours-là, nous n’avions pas un sou faute de cartes, pour boire un coup chez A. Pour le remercier, nous avons décidé de nous rattraper.
Au départ, le soir, au bar, A. adore nous parler de Carla (Les Italiens en général parlent aux Français avec curiosité et ironie de la femme de Sarkozy). Mais A. a ce petit plus : il imite à merveille la monotonie des airs niais de la première dame de France. En bons patriotes, nous sommes donc venus boire de la bière chaque soir dans ce lieu où l’on sait apprécier ce qui arrive encore à faire monter la cote de popularité de son sous-Berlusconi de mari.
Et parfois, A. m’envoie acheter la bière que nous voulons boire à l’épicerie d’à côté, chez la commère du coin qui lui taille une sale réputation d’homo fétard anti-Berlusconi !
Il faut répéter que nous sommes à Syracuse, une ville historique de 150 000 habitants, qui se revivifie le jour de la procession de la sainte Lucie, où la bibliothèque municipale dans laquelle je vais à l’occasion travailler semble moins achalandée que celle de la banlieue d’Angers de 15.000 habitant où vit ma mère. Ce grand vide culturel est sûrement ce qu’il y a de plus affligeant en Sicile (après la mafia… mais ça va avec !)
En buvant cette bière du soir, nous lisons les quotidiens du coin. Immanquable : la météo ! Où il fait toujours beau. A. est persuadé que le temps annoncé est le temps souhaité…
L’autre rubrique sur laquelle nous nous ruons est très « people » à sa façon. A. dit qu’il s’agit là des « stars du jour ». A l’occasion, telle une groupie, je découpe le portrait de cette étoile locale.
Comme la photo de Paolo, un djeun du cru arrêté avec 3 grammes de shit dans sa bagnole. Les Carabinieri de Syracuse, heureux de tenir entre leur main ce gros poisson, ont été fouillé dans sa chambre et ont trouvé 6 grammes supplémentaires. Moi je dis : le bagne ! Il faut au moins ça à ce Sicilien à peine majeur, des fois qu’il aurait l’idée d’aller concurrencer les têtes de Cosa Nostra alliée aux politicards du coin qui, elles, font moins dans la dentelle.
Puis comme A. est vite devenu un vieux poteau, las de son goût nostalgique de quarantenaire pour un certain rock soft des eighties, nous avons chargé notre musique sur une clé USB dans son ordi… Et là, le flash ! A. s’est mis à reprendre : « Je suis cooooooooooonnnnnnnnnnnnnnnne ! » C’est vrai : il ne sait pas passer l’aspirateur. Et A. a probablement manqué son évolution spirituelle, comme le chante Brigitte Fontaine… Mais peu à peu, le bar s’est vidé… et A. s’est dit qu’il fallait arrêter avec Brigitte.
Alors sont arrivés au mouillage, à côté du Basta, deux Bretons à bord d’un catamaran. La classe : un cata de régate qui file à 25 nœuds… Nous les avons emmené au Bar. Deux jours plus tard, pour fêter leur départ, ils amenaient plusieurs cubis d’un petit vin sicilien et des pizzas magnifiques. Ce soir là, vers minuit, A. a embarqué avec eux jusqu’à Palerme pour son baptême de mer. Ni Carla, Ni Brigitte. Le cata a mis les voiles avec Manu à donf. Manu Chao.
Notre ami sicilien A. est revenu de cette aventure plus français que jamais, coiffé qui plus est d’un bonnet de marin… Et au bar, à partir de son retour, nous avons écouté Tri-yann et dansé la bourré sur du folklore irlandais…
Jusqu’à l’arrivée dans la baie d’un autre catamaran français. Pas du même type. A bord, un jeune pêcheur Breton et un Suisse, venus de Martinique, pour convoyer ce rafiot peu rassurant depuis la Grèce jusqu’à ce DOM…
Et rapidement, le bar de A. s’est mis à diffuser Didier Super : « Les Bretons sont tous des enculés ! Ils nous font chier avec leurs binious… ! »
A. est devenu persuadé que les Bretons sont tous des enculés, au point qu’il voulait même vendre son bar de Syracuse pour ouvrir un resto sicilien « spaghettis/moules » à Douarnenez …
Puis le cata en question a coulé, au mouillage après avoir chassé dans un coup de vent (il était fait de planches cloutées…) Une chance pour les convoyeurs : ils ont quitté la Sicile en avion (et en vie).
A Syracuse, la procession de la Sainte Lucie est passée dans l’autre sens.
Nous sommes repartis dans notre petit hôtel de Palerme : une commande d’un hebdo national sur le mouvement antimafia.
Avec tout ça, Noël, le nouvel an, trois mois se sont écoulés en Sicile.
Il y aura bientôt une fête d’adieu où l’on ne diffusera pas Carla. Mais Brigitte.