Nous nous sommes retournés. Palerme était encore endormie. La lumière du petit matin éclairait la vieille tonnerie aux murs effrités devant laquelle Basta venait de passer trois mois. Alors nous avons eu une pensée pour Alex, cet héritier d’une grande famille de la bourgeoisie industrielle locale, héritier de ce magnifique bâtiment historique doté, d’un côté, d’une tour cylindrique, de l’autre, d’une église. Pendant trois mois, il nous a offert un anneau de courtoisie dans son club nautique. Gratuit. Comme ça. Peut-être parce qu’il est francophone et qu’il aime parler le Français. Peut-être parce qu’il préfère la plongée sous-marine et la voile au bizness, comme son défunt père, sorte de Cousteau local. Ou parce qu’il se sent prisonnier de son héritage et de la gérance qu’il doit assumer (outre deux clubs nautiques, une discothèque, un restaurant..) et qu’il perçoit BASTA comme une liberté dont il rêve ?
Au dessus de ce petit port d’Arenella où nous avons passé trois mois, le Monte Pellegrino allait rester visible encore plusieurs heures malgré l’atmosphère embrumée. Du haut, on y voit toute la ville. Alors nous avons eu une pensée pour Palerme, son front de mer comblé avec les gravats du bombardement des Alliés de 1943 et son centre historique encore en ruine.
Selon Emilio, Palerme, « C’est jurassic park !» Ce que cet architecte argentin entend par ce qualificatif réside dans le fait que Palerme n’est peut-être pas tout à fait propre, parfois même, elle est carrément trash. Dinosauriens, ses responsables politiques ? Il est vrai qu’Emilio n’a pas tout à fait tort de comparer Berlusconi à Menem ( cet ancien président argentin) ! Lui qui a fui la crise économique de son pays après 2001, quittant son quartier porteño de « Palermo » pour atterrir dans une ville éponyme où il travaille désormais comme cuisinier.
Selon le guide du routard : « Palerme ne s'appréhende pas d'un seul bloc. De belles églises font écho aux immeubles délabrés, de sublimes palais où le temps semble s'être arrêté contrastent avec des immeubles modernes bien moches. »
Palerme est surtout une ville populaire. Ici, pas de décors carton-pâte pour touristes !
Disciple de Silvio Berlusconi, son maire, Diego Cammarata, entend faire de ce centre historique « le plus cool d’Italie ». Son projet de réhabilitation avec des capitaux de Dubaï ne résout pas les problèmes urgent de logement. Au contraire, il envisage de transformer des quartiers populaires, en infrastructures de luxe… Comme partout, on veut virer les pauvres, virer les immigrés du centre…
Alors nous avons eu une pensée pour notre ami Ninno, militant de toutes les bonnes causes et particulièrement actif au Comité des Sans-abri.
A peine avions nous débarqués dans la ville, qu’il nous emmenait au Lab Zeta, un squat autogéré. On y trouve, devant, sur le trottoir, une dizaine de tentes où logent des réfugiés Soudanais. Avant 2001, l’édifice était une école primaire qui fut abandonnée. En mars 2001, un groupe de militants l’a occupée et restaurée pour la transformer en un espace public, ouvert à tous, afin d’y proposer des activités culturelles, sociales et politiques. Aujourd’hui, on peut y trouver une bibliothèque de près de 2000 livres, des cours d’Italiens pour étrangers en coordination avec une école primaire du quartier, des séances de cinéma à prix modeste, une salle d’informatique, un marché de produits bio animé par des coopératives agricoles, des spectacles pour petits et grands et plein d’autres trucs… et surtout du soutien aux sans-papiers et des activités politiques. Après des intimidations de la mafia, un délogement par la police, une ré-occupation soutenue par un millier de personne, le Lab Zeta survit.
Alors nous avons eu une pensée pour ces sympathiques soirées passées avec Ninno. Et avec sa femme Maria, une corléonaise qui a insufflé l’esprit de 1968 dans ce village alors archi-conservateur, fief de clans de Cosa Nostra. A 17 ans, cette fille du médecin de Corleone sortait avec le jeune intellectuel communiste local, futur metteur en scène de théâtre, une hérésie ! Maria a dû s’enfuir de chez elle, reprendre ses études dix ans plus tard après avoir enduré plein de petits boulots à Palerme.
Maria aime Basta, mais n’est pas très à l’aise sur un bateau quand le clapot se lève un peu. A la différence de Fabio, un skipper, lui aussi « antimafia » qui est venu plusieurs fois à bord avec sa femme Valeria. Tous deux ont eu le courage de monter le « punto pizzo free », une boutique qui ne propose que des produits libérés du "pizzo", le racket que la mafia impose à 80% des entrepreneurs de la ville (lire le post du 25 novembre 2008).
Alors nous avons eu une pensée pour Valeria. « Quand nous avons démarré, j’étais inquiète et mes parents encore plus, Mais je me suis dit qu’il ne fallait pas penser au pire, sinon on ne fait plus rien dans la vie ! » Grâce à cette philosophie, la boutique est devenue une belle vitrine du mouvement anti-racket proposant une diversité de produits. Alors, quand Valeria et Fabio ont pensé à s’unir, l’an passé, ils ont décidé de se marier « pizzo-free ». « Pas question un aussi beau jour, de financer la criminalité ! Je voulais montrer que c’est possible de dire non à la mafia et nous avons lancé pour l’occasion une agence d’organisation de mariages garantis sans racket… Robe de mariée, fleuriste, restaurant, invitation et liste de mariage, tout était Addiopizzo ! Même le voyage de noce a été acheté dans une agence "propre" Et, le vin aussi, bien sur ! »
Oui, c’est vrai, que pour dire « non à la mafia », nous en avons bu, nous aussi, du vin antimafia à Palerme et que nous en avons plein la cale…
Parfaitement francophone, Valeria nous a aidé à traduire les propos de Mme Guiliano. « J’ai peur, si peur ! », disait Rosa Giuliano en regardant son garde du corps. L’homme restait stoïque dans la boutique, mais lui adressait un sourire, puis se tournait aimablement vers le mari. Car depuis quelques mois, ils ont appris à vivre ensemble 24 heures sur 24. Rosa Giuliano n’en revient pas : comment, elle et son époux, modestes boulangers-pâtissiers, ont-ils pu en arriver là ? « Avoir besoin d’une escorte, vous rendez-vous compte ? »
Tout a commencé quand ils ont déménagé leur commerce de quelques dizaines de mètres pour occuper un local plus adapté dans la rue qu’ils habitaient depuis des années. Une rue du quartier Brancaccio, à Palerme. Ce quartier populaire a mauvaise réputation parce que la mafia y contrôle une partie du territoire. « Un jour, deux garçons sont venus au magasin, ils ont demandé à parler à mon mari. Sur le coup, je n’ai pas compris ! », se souvient Rosa Giuliano. Encore effrayée par ses souvenirs, elle raconte : « Les deux jeunes sont revenus plusieurs fois. Ils étaient de plus en plus agressifs. "Il faut payer ! ", martelaient-ils. Ils nous demandaient 5 000 euros d’emblée. Après, il aurait encore fallu leur verser 250 euros par mois ! » Et comme les Giuliano refusaient de se plier à ce rançonnage, leur boulangerie a été menacée à main armée. Rosa et son mari ont alors surmonté leur peur pour aller porter plainte au commissariat. Mais quelques jours plus tard, un scooter a pilé devant la camionnette de M. Giuliano arrêtée à un feu rouge et les menaces de mort ont fusé par-dessus sa vitre baissée. « C’est à ce moment là que la police nous a octroyé une escorte pour nous protéger… Une pour deux », soupire la boulangère. Elle doit rester seule à la boulangerie toutes les matinées, car le garde du corps accompagne son mari dans ses démarchages commerciaux. Tous les matins Rosa sert donc seule le pain l’estomac noué. Et tous les matins, elle retient sa colère. D’abord parce que des anciens clients pressent le pas devant la boutique : ils ont changé de boulangerie. « Rares sont ceux qui nous encouragent », regrette-t-elle. Ensuite, parce que Rosa trouve insupportable l’idée que les autres commerçants du quartier paient la mafia.
Alors que Palerme se faisait toute petite, nous avons eu une dernière pensée pour ce sympathique militant qui, à la fin d’une passionnante visite de la ville sous son aspect « antimafia », nous a confié : « Si j’en avais la possibilité, je quitterais Palerme ».